
Alors que la Tunisie cherche à élargir sa base fiscale et à maîtriser son déficit budgétaire, la lutte contre le secteur informel revient régulièrement dans les lois de finances. Si les mesures fiscales se multiplient, leur efficacité reste difficile à mesurer, faute d’objectifs clairs, d’indicateurs fiables et de mécanismes d’évaluation transparents. Entre ambitions affichées, répression administrative et absence de stratégie globale, l’intégration des acteurs informels dans l’économie formelle demeure un chantier inabouti.
Les lois de finances tunisiennes abordent régulièrement la problématique du secteur informel, notamment à travers l’introduction de nouvelles mesures fiscales. Celles-ci consistent principalement à renforcer les prérogatives des agents de l’administration fiscale, à instaurer de nouvelles sanctions et à restreindre l’usage des paiements en espèces. La loi de finances complémentaire pour l’année 2014 illustre parfaitement cette tendance. Toutefois, malgré les efforts d’argumentation accompagnant ces dispositifs, le ministère des Finances reste silencieux sur les résultats concrets obtenus. Les objectifs se limitent souvent à l’accroissement du rendement fiscal.
La loi de finances pour 2024 illustre cet état de fait : elle prétend cibler le secteur informel pour renforcer les ressources propres de l’Etat, sans pour autant proposer ni indicateurs mesurables ni cadre d’évaluation. Cette opacité soulève deux questions majeures : qui est chargé de suivre l’impact de ces mesures, et pourquoi ces résultats ne sont-ils jamais rendus publics ? En principe, il revient à l’Assemblée des représentants du peuple de jouer ce rôle de contrôle des politiques publiques. Par ailleurs, l’article 4 du Code des droits et des procédures fiscales confie au Conseil national de la fiscalité la mission d’évaluer le système fiscal. Pourtant, aucun rapport d’évaluation n’a été publié à ce jour, ce qui remet en cause la capacité effective de ces institutions à assumer leurs responsabilités. Dans ce contexte, peut-on réellement espérer résoudre le problème du secteur informel à travers la seule fiscalité ? Certes, la fiscalité peut avoir un effet incitatif.
Des régimes simplifiés, des incitations ciblées et une meilleure transparence dans l’usage des recettes publiques peuvent favoriser la formalisation. Mais les causes profondes de l’informalité sont structurelles: pauvreté, chômage, lourdeur des procédures, absence de couverture sociale et méfiance envers les institutions.
Une politique fiscale isolée, fondée essentiellement sur la contrainte, ne saurait produire de résultats durables. Elle doit s’intégrer dans une stratégie d’ensemble, alliant simplification administrative, accès au financement, élargissement de la protection sociale et lutte crédible contre la corruption.
Or, les dispositifs actuels tendent à produire l’effet inverse : les obligations complexes et les sanctions dissuasives découragent les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) de s’intégrer dans le circuit formel. Le phénomène informel est multidimensionnel ; seule une approche inclusive, graduelle et cohérente pourra en venir à bout. Par ailleurs, les initiatives lancées par le ministère des Finances ne parviennent que rarement à créer un environnement véritablement attractif pour les acteurs informels. Trop souvent, une simplification temporaire est suivie d’une bascule vers des régimes complexes, inadaptés à la réalité des petites structures. Cette logique freine l’adhésion des populations ciblées et limite fortement l’impact des réformes.
Plus inquiétant encore : certaines initiatives prometteuses se heurtent à des résistances internes. Le cas du régime de l’autoentrepreneur, créé par le décret du 10 juin 2020, en est une illustration. Malgré son potentiel, ce dispositif reste difficilement accessible : la plateforme numérique mise en place après 4 ans et demi, lenteur administrative et liste d’activités éligibles toujours incomplète malgré les amendements apportés par la dernière loi de finances. Résultat : des milliers de travailleurs informels restent à l’écart d’une opportunité de régularisation.